Fondements politiques du Code Napoléon
di Xavier Martin
Or ce qui est vrai c’est, d’une part, que depuis l’origine de la Révolution, beaucoup d’éléments clés dont la stabilité est en quelque sorte consubstantielle à l’ordre social ont été, dans les faits, brutalement descellés, à un degré tel que peut s’expliquer l’excessif émoi des contemporains. La liste n’en finirait guère. Évoquons quelques thèmes essentiels. La monnaie : inflation monétaire galopante ; c’est toute l’affaire, traumatisante éminemment, des assignats ; terrible «fléau du papier-monnaie, fléau le plus terrible de tous, puisqu’il (…) renverse tous les principes, confond les éléments de l’ordre social, et jette dans les horreurs du chaos» (14). Le langage : le sens de certains mots est gravement subverti par la dictature jacobine. N’emprisonne-t-on pas et ne massacre-t-on pas au nom de la «liberté», ne prêche-t-on pas la haine sous prétexte de «fraternité», ne tue-t-on pas des gens socialement modestes comme «aristocrates», etc. ? Un orateur, après la chute de Robespierre, dénoncera rétrospectivement ceux qui chantaient «le règne de la vertu en professant le crime ; la liberté, en fondant l’esclavage ; l’égalité, en dominant en satrapes ; la sûreté individuelle, en peuplant les cachots ; la propriété, en volant les citoyens ; la fraternité, en provoquant les délations du frère contre la sœur, du père contre le fils, de la femme contre l’époux» (15). «On vit alors, notera La Révellière-Lépeaux, changer brusquement la signification des termes et dénaturer toutes les idées» (16). «Les mots ne désignaient plus les choses», rappellera sobrement Portalis (17). Un tel phénomène a beaucoup marqué les contemporains (18). Louis-Sébastien Mercier, avec quelque recul, l’aura noté exprès pour nous : « L’état de la Convention [dont il avait été] devint presque un état de nature, tant les hommes y changèrent leur logique, leur langage et leurs idées antérieures» (19).
D’autres pans essentiels de l’édifice social ont été eux aussi grièvement malmenés. L’état civil : tendance marquée à une valse des prénoms chez les Jacobins (20), et mise en œuvre du divorce, libéralement aménagé. Le calendrier, entièrement bouleversé par la Révolution : immense perturbation mentale. La rétroactivité des lois successorales d’intention «extrémiste» ; laquelle rétroactivité, un peu plus tard, sera supprimée… rétroactivement. Les atteintes multiformes à la propriété, diligentant par contrecoup une gravissime instabilité psycho-économique des biens immobiliers eux-mêmes ; « on vit avec effroi, dira un rapporteur, une sorte de mobilisation du territoire de la République» (21). Et naturellement, brochant sur le tout, la très spectaculaire dévalorisation et de la liberté et de la vie humaine, qu’ont pimentée maints épisodes peu équivoques de barbarie, effectivement hallucinants à faire vomir. Dès octobre 1789, le républicain américain Gouverneur Morris, ami de Jefferson, relatant l’une de ces séquences aux détails spécialement répugnants, a ce jugement d’observateur, dont le ton tranche sur son usuelle modération : « Paris est l’endroit le plus pervers qui puisse exister. Tout n’y est qu’inceste, meurtre, bestialité, fraude, rapine, oppression, bassesse, cruauté ; c’est cependant la ville qui s’est faite le champion de la cause sacrée de la liberté» (22). Tous les phénomènes ainsi recensés sont constitutifs, de toute évidence, d’un détraquement qu’il faut avouer peu anodin du composé social.
Or il se trouve que d’autre part, ceux qui vivent ces désastres sont préparés, par l’utopisme des Lumières, à schématiser les complexités d’ordre politique. D’où leur inclination, devant ces turbulences effectivement majeures, à diagnostiquer, non sans quelque excès, une régression vers l’état de nature. Outre la gravité réelle de l’ébranlement psycho-social dont nous parlons, trois éléments les y incitent. D’abord, la panique du moment, qui les encourage à grossir le trait. Ensuite, les défiances, délations et haines inter-individuelles que multiplie nécessairement le processus révolutionnaire, et qui provoquent le sentiment exagéré mais explicable d’un anéantissement de tous les liens sociaux. Enfin le fait que la législation révolutionnaire a desserré sensiblement les liens de famille (qu’elle s’en est prise, en d’autres termes, aux liens inter-individuels théoriquement les plus solides) ; énumérons ces desserrements : solubilité du couple par l’instauration du divorce ; abaissement du pouvoir paternel, dessaisi, à dessein, de l’arme testamentaire ; promotion de l’enfant naturel, qui relativise le lien familial. De surcroît, les aigreurs politiques sèment les dissentiments jusqu’au sein des familles. La «dénonciation», notera peu après un observateur de tout premier rang (puisque philosophe et conventionnel, resté ensuite républicain), «fut un métier pendant la révolution, (…) elle fut plus horrible peut-être que le meurtre ; (…) elle engendra les haines, les perfidies, les ressentiments, les jalousies ; et les liens des familles furent dissous pour longtemps» (23).
Sans doute est-il bien évident que ce type de situation ne réduit pas la France à la coexistence d’individualités supposée antérieure à tout contrat social, à ce degré extrême de «l’individualité» que redoutait un constituant, «ce dernier terme de la progression d’où l’on pourrait recommencer la société», si par malheur, estimait-il, on s’obstinait à «poursuivre cette effrayante carrière» (24). Mais il est vrai qu’objectivement, même de très loin, il l’en rapproche, il le ramène, pourrait-on dire, aux apparences de quelque état au minimum «proto-social», à cet état « d’attroupement ou de société commencée» qu’envisageait, trente ans plus tôt, un philosophe utopisant (25). Et comme par ailleurs l’idéologie révolutionnaire incline à tenir que les gouvernés, comme disait Sieyès, ne doivent être autre chose qu’«une collection d’individus» (26), qu’il faut qu’en France, comme dans la nature, (…) il n’y ait que des individus», la société ne devant être que «des individus qui forment un tout» (27) ; que subséquemment, ce mode de pensée voit dans la famille un réel obstacle au concert social, qu’il a réellement incliné à croire, au faîte du paroxysme jacobin, que «la société générale se fortifierait par la rupture de tous les liens particuliers» (28), et qu’il ambitionne remarquablement de court-circuiter l’empire parental pour manipuler plus efficacement l’esprit des enfants (29), les conditions sont réunies pour qu’on soit porté à interpréter la crise gravissime qui secoue la France comme un retour à un état d’éparpillement individuel anté-social, lequel au surplus, avons-nous rappelé, se révèle être le contraire de ce paradis que diffusément on imaginait.